Créer un site internet

Souvenirs du "Petit train" - INEDIT


Le "Petit Train"
(Contribution à l'étude des anciens tramways à vapeur de l'Aude)

Par l'Abbé Joseph Courrieu
(Saint-Martin-le-Vieil)
dans

Folklore
REVUE D'ETHNOGRAPHIE MÉRIDIONALE
TOME XXVIII
38e Année - N° 2
ÉTÉ 1975


Capture plein ecran 16052023 160240

 

Le petit train qui, le 10 mai 1905, passa pour la première fois à Saint-Martin-le-Vieil,
appartenait à la compagnie des tramways du département de l'Aude
et dépendait de la Société générale des chemins de fer « économiques »...

 

Avec ses onze lignes, il couvrait, dans le département, 357 kilomètres, sur lesquels il apportait, avec l'activité, le bien-être et la vie. 357 kilomètres, cela nécessitait du matériel, tout un personnel, des quais, des gares, des magasins.

A Narbonne se trouvait le magasin le plus important. Il abritait, en effet, le combustible pour deux mois d'approvisionnement, en plus du mois en cours. Là étaient stockés les pièces usinées et les pièces, usagées, les lubrifiants et le combustible. Celui-ci était constitué par des briquettes provenant d'Albi, de Carmaux (Tarn) ou de la Grand-Combe (Gard), à raison de 32 francs la tonne. Chaque briquette pesait 5 kgs.

Du charbon, le petit train en avalait beaucoup. Il en consommait à peu près 6 kgs au kilomètre. Il était aussi très gourmand d'huile. Sa dépense en lubrifiants était onéreuse au point qu'il fallut en 1911, faire installer sur toutes les machines des « graisseurs » économiques permettant de réduire les graisses de 9 à 4 grammes au kilomètre.

Le personnel, pour l'ensemble du réseau, compte 5 conducteurs: de la voie, 105 agents (dont 29 chefs cantonniers et 75 cantonniers) soit un homme pour 3 kilomètres 333.
Saint-Martin-le-Vieil fournissait un contingent important de cantonniers : Pierre Espanol, Jean Denjean, Philippe Cathary, Victor Julien, Camille Franzetti... Adrien Sentenac, inspecteur des chemins de fer « économiques » pour le Narbonnais, vit actuellement en compagnie de son épouse, une heureuse retraite à Saint Martin le-Vieil.

Le matériel, dès le départ, est, pour tout le réseau, de 250 wagons se décomposant ainsi : 58 wagons couverts, 67 tombereaux, 125 plats. Les wagons couverts ou wagons de voyageurs comportaient des, 1ère classe et des 2e classe. Ces voitures-voyageurs étaient conçues pour véhiculer une trentaine de personnes (14 assises, 16 debout), mais dans les temps pléthoriques ils en absorbaient jusqu'à 40, la matière humaine étant relativement compressible ! (1)

(1) Les wagons étaient munis, à l'avant et à l'arrière, de plates-formes couvertes, peur voyageurs debout, qui les faisaient ressembler aux wagons américains du Far-West auxquels les Western nous ont accoutumés. 


D'une enquête datée de 1911,
il ressort que le matériel est déjà insuffisant. Parce que des voitures de voyageurs sont en roulement journalier,
il devient impossible de les laver et d'en renouveler périodiquement les peintures.

Chaque wagon tombereau, chaque wagon plat, transportait vaillamment ses 12 ou 13 tonnes, mais ces wagons étaient insuffisants. De même étaient trop peu nombreuses les bâches devant couvrir les denrées transportées. Et lorsque le mauvais temps venait gâter la marchandise, la Compagnie devait payer les frais de « mouille ». Et ceux-ci n'étaient pas négligeables. Qu'on en juge par ces simples chiffres : « Parce que des fourrages n'avaient pas été bâchés, la Compagnie a payé du 1er janvier au 30 novembre 1911, 7.134 francs 15, pour avarie de « mouille ».

L'entretien des lignes est onéreux. En plaine, il est relativement facile d'équilibrer le budget, mais le point noir, c'est la montagne. Qu'on pense aux rampes de Lastours, avec ses kilomètres de courbes et de contre courbes, à celles de Saissac, de Thézan, de Mouthoumet, où machines, wagons, rails, traverses, éclisses, tire-fonds peinent énormément. Ce sont là des lignes à entretien continuel et donc fort coûteux. Dans les lignes de montagne on ne peut accrocher qu'un wagon de marchandises au train régulier.
De même est coûteux l'entretien du matériel. La robuste locomotive qui tracte chaque train est une Corpet-Louvet. Son poids, est de 21 tonnes 465; sa longueur de 6 m 580, sa largeur de 2 m 100, sa hauteur (cheminée comprise) de 3 m 304.
La locomotive est lavée tous les 1.000 kilomètres mais, l'eau, pour invraisemblable que cela paraisse, est son ennemie, à cause, dans la plupart des cas, de sa forte teneur en calcaire. Elle dépose, en effet, des couches calcaires dans les tubulures, occasionnant des déformations. Les eaux n'étant pas épurées, il faut user de « désincrustants ». Et cette machine, dans les profils accidentés, produit un effort considérable pour ne remorquer qu'un tonnage insignifiant.
Les traverses sont d'un prix élevé et l'on en compte une pour 0 m 85. En 1911, un effort intéressant a été fait sur ce point. Plus de 40.000 furent remplacées, mais il en restait environ 280.000 en bois de sapin. Et plus de 100.000 avaient de 9 à 10 ans d'âge. Aussi les déraillements sont-ils assez fréquents.
Après 1911, on n'utilisera plus que des traverses de chêne soigneusement créosotées.

Sur les 357 kilomètres, trois ouvrages de relative importance: le tunnel de Lagrasse, celui de Ripaud et, à Homps, un pont métallique long de 15 mètres franchissant le canal du midi. A Castelnaudary, la ligne 4 (Belpech-Castelnaudary) traverse les voies du Midi. A Bram, la ligne 6 (Bram, Saint-Martin-le-Vieil, Saint-Denis) traverse les voies Bordeaux-Sète. A Lézignan, de même. 

***

Il était fort sympathique, ce petit train !
Dans les rampes, il toussait, fumait, sifflait.
A Saint-Martin-le-Vieil, il passait deux fois le matin, deux fois le soir. Aux périodes de grand trafic, 3 fois le matin, trois fois le soir.
Dès que parvenait à Saint-Martin-le-Vieil son teuf-teuf amical, on n'avait pas besoin de regarder la vieille horloge : on savait l'heure qu'il était.

Les terminus de la ligne desservant Saint-Martin-le-Vieil étaient Bram et Saint-Denis : 24 kilomètres, couverts en 1909 en 1 h 34 minutes et, en 1915, en 2 heures, à cause du mauvais état de la voie, conséquence de la guerre et du manque de main-d'ceuvre.
Le petit train ne pouvait rouler à plus de 20 kilomètres à l'heure. C'était honnête, s'il l'on tient compte des nombreux arrêts obligatoires et des arrêts facultatifs.

Des rimailleurs au coeur sec ont brocardé maintes fois le « petit train» qui, sans parler des services consiidérables qu'il rendait, apportait un peu de joie et de mouvement dans la belle vallée du Lampy.

Ecoutez ces aimables persifleurs :

« Sur les rails gondolés qui sillonnent la route, 
Comme un serpent poussif, le train va haletant 
Pour descendre, ça va ! mais monter le dégoûte
Car il doit reculer pour prendre de l'élan !...
... Et tantôt déraillant, tantôt marchant à peine,
Le tramway vers son but s'avance lentement
Pour aller à Thézan, on met une semaine ;
Pour la Roque-de-Fa, il faut un mois souvent... »

Que de fois, par contre, Dantoine, le célèbre dessinateur-caricaturiste,
ui passait chaque semaine une partie de ses vacances à Saint-Martin-le-Vieil, a croqué d'un crayon très amical, d'une rare finesse
et légèrement malicieux le « petit train » dont il était devenu vraiment amoureux ! 


(https://archivesdepartementales.aude.fr/actualites/surprises-darchives-la-redecouverte-de-dantoine)

***
Suivons le train de Bram à Saint-Denis. Il quitte la gare du pays des Daudels « les vanneaux ».
Pourquoi appelle-t-on ainsi les habitants de Bram ?, gare qui se dresse encore à l'ombre des « Greniers du Razès ».

 

Photo 4


Il franchit la voie Bordeaux-Marseille, le pont du Canal, le Fresquel, coupe la Nationale 113 au lieu-dit « la Leude », longe le parc de Rocreuse, atteint le pont du Tenten qui voit monter ou descendre les voyageurs de Raissacsur-Lampy. Et puis, c'est la ferme « maléfique » de Jonquières. Là, en effet, à cause d'un terrain mouvant, ou de la mauvaise fixation des tire-fonds, ou de l'état de vétusté des traverses, ou de la surcharge, il arrivait assez souvent que les wagons quittent la voie et se couchent sur la prairie voisine... Alors le train sifflait à s'époumonner. C'était un appel de détresse destiné aux habitants de Saint-Martinle-Vieil, qui se portaient aussitôt au secours du sinistré. Cantonniers et bénévoles, à l'aide de palans et de crics remettaient les voitures sur rail. Et le train repartait. Après un virage savant devant la « Plaigne », il franchissait le pont du Lampy, élargi et consolidé en 1903, et arrivait enfin à la gare de Saint-Martin-le-Vieil en sifflant puissamment et en vomissant une fumée abondante.

 

Photo 5


Là, fidèle au poste, on trouvait Joséphine Campa, chef de gare, dont l'amabilité était légendaire.
Là aussi, on chargeait ou déchargeait toutes sortes de marchandises. Les voyageurs, jeunes et vieux, montaient ou descendaient parmi les meuglements des vaches paissant dans la prairie voisine, les aboiements des chiens prisonniers d'une cage grillagée et dûment compartimentée, parce qu'ils n'étaient pas autorisés à voyager dans les wagons de première et de deuxième classe ; et l'on entendait bêler les moutons et crier les oies qui traversaient la route poussiéreuse ! Quelle animation ! quelle exubérance, et surtout la veille de la fête de Saint Martin ! Dans les rires, les chansons, les éclats d'une joie bruyante, les invités arrivaient par le train. Et, la fête terminée, ils étaient accompagnés, non sans quelque mélancolie, jusqu'à la gare. Le conducteur faisait alors le plein d'eau - une eau tirée d'un puits jouxtant la voie ferrée... Et c'était le départ. 

*** 

Que portait-il, ce train, dans ses wagons et sur ses plate-formes ? En Narbonnais, en Minervois, dans les Corbières, des voyageurs, naturellement, et les colis postaux, mais aussi du vin, du miel, des engrais, de la chaux, du sulfate de cuivre, du plâtre, du minerai de Salsigne. Les moutons, les veaux de la région de Bouisse étaient dirigés sur Lézignan, à partir de Mouthoumet où il était facile de les embarquer. Ce débouché commode a disparu et n'a pas été remplacé, en dépit du progrès (dont ne bénéficient pas toujours nos campagnes).
Sur notre ligne (n° 5) le trafic présentait une grande diversité : fourrages, paille, chaux,  mais aussi le lait. A quoi s'ajoutaient des ballots de chiffons destinés aux usines de Cenne, des bois de construction, des liteaux pour cageots ; le fumier de brebis, des vins, des graines, du coke pour le four à chaux du Cammazou... Le train transportait également le bétail (veaux, porcs, moutons, volailles), les légumes (2), les, fruits et des

(2) Les oignons et les navets noirs de Villemagne, si réputés.

marchandises aussi diverses que les cuirs (fournis par la maison Bac, de Saint,Martin-le-Vieil,
le sel pour saler les peaux, le gravier pour l'entretien de la voie, les pierres de taille provenant des carrières de la « Cache », de la « Croix du Pont », de « La Boundouïra », ou de Carlipa...
[Par deux fois, en 1922, le petit train transporta les corps de deux soldats tués durant la guerre de 1914-18: Paul Alby et Antonin Mouchard.] 

*** 

Après quelques instants de repos en gare de Saint-Martin-le-Vieil, le train sifflait. Un panache de fumée noire s'élevait vers le ciel et le convoi s'ébranlait parmi les grincements montant des rails et qui parcouraient comme un frisson métallique tout le train, depuis la locomotive jusqu'au wagon de queue.

Quand il quittait notre gare, on avait l'impression que le marche-pied allait heurter un énorme platane, tant cet arbre avançait sur la voie. Tant la machine faisait alors bon ménage avec la nature ! Mais il n'y avait aucun danger : une échancrure avait été pratiquée dans: le tronc énorme. Aussi le train passait-il sans difficulté et le bel arbre, quoique blessé, continuait-iil à dispenser son ombre généreuse.

C'était alors la montée vers les rampes de la Montagne Noire. A Bérot : arrêt facultatif. Au « Moulin du Pont » : nouvel arrêt. Là une voie de garage reçoit un wagon de chiffons que des femmes de Saint-Martin-le-Vieil ont lavés et décolorés. Arrêt au « Four à chaux » où du coke est déchargé et de la chaux embarquée. En gare de Cennes, Mme Bonnet, chef de station (3) reçoit le train. Arrêt à « Cap-de-Porc ». Autre arrêt à « Garric ». C'est là que montent ou descendent les cultivateurs de Villemagne, les habits tout imprégnés de la puissante odeur de leurs oignons ! Enfin, le train arrive en haut ! A la gare de Saissac, située à l'endroit précis où se dresse aujourd'hui la gendarmerie moderne, l'aimable et légendaire Rose Calas accueille le train. Après avoir parcouru une vaste courbe au nord de la localité, le train roule maintenant avec plus d'allégresse vers le hameau du « Cros » et il atteint enfin Saint-Denis, le terminus.

(3) Beaucoup de « chefs de gare » étaient des femmes. Cela avait commencé pendant la guerre de 1914-18: elles remplaçaient les hommes mobilisés. En 1916-18, le chef de gare de Saint-Denis était une charmante jeune fille.


Cp33 1Photo 9Photo 2
 

Que de fois le trajet Bram-Saint-Denis, aller et retour, a été couvert par le petit tramway à vapeur, tantôt sous la canicule, tantôt sous la neige, dans le verglas ou des orages.
Que de fois, il a dû lutter contre les éléments déchaînés !

C'est surtout dans les Corbières et le Narbonnais que le vent fut son principal ennemi.
Jugez-en plutôt : le 28 décembre 1910, entre Homps (Aude) et Olonzac (Héraul) le vent soufflant en tempête « renversa contre le talus
les trois voitures de voyageurs et le fourgon dans un grand bruit de glaces brisées et de carrosseries défoncées ».
Le 28 novembre 1913, entre Saint-André de Roquelongue et Thézan, deux voitures et le fourgon,
soulevés du sol par une puissante rafale, se renversent dans une vigne qui longe la voie...

Mais ces accidents ne faisaient généralement pas de victimes : le train n'allant jamais bien vite (4). C'est pourquoi les tramways à vapeur de l'Aude après avoir - pendant plus d'un quart de siècle - rendu d'énormes services à l'agriculture, à la viticulture, aux industries locales, au commerce, bref, à toute la population du département, se survécut longtemps et ne prit sa retraite définitive qu'en 1935.

(4) J'ai assisté moi-même, entre Saissac et Saint-Denis, en 1917, à un déraillement. Un wagon s'inclina, sans se coucher. Tout le monde eut le temps de descendre. Cela amusa beaucoup les enfants qu nous étions alors. (Note de R.N.).

Les locomotives Corpet-Louvet ont tenu contre vents et tempêtes et n'ont été vaincues, somme toute, que par la route, c'est-à-dire par la concurrence automobile (autos, camionnettes, camions, autobus). Ces machines, d'une rare robustesse, avaient toutes été révisées, en 1917, par une équipe de prisonniers de guerre allemands affectés aux ateliers du réseau. En 1935, ces locomotives furent vendues à la Tchécoslovaquie.

Les wagons couverts, cédés à vil prix, devinrent, pour la plupart, clapiers, volières, chenils ou cabanes dans la nature. Ils ont constitué pendant longtemps un élément non négligeable du paysage « folklorique» (rarement signalé par des ethnographes).

La population de Saint-Martin-le-Vieil, comme celle de Raissac-sur-Lampy, assista, non sans regret à la disparition du petit train qui, pendant tant d'années, avait animé le pays. En d'autres villages, - ou la multiplication des cars et des voitures ne rend pas les mêmes services que l'ancien tramway à vapeur - ce n'est pas seulement pour des raisons sentimentales qu'on regrette sa disparition (pour inéluctable qu'elle ait été). Il est certain que des villages comme Bouisse, où il ne passe même plus d'autobus, sont actuellement moins bien desservis - surtout sous le rapport de l'exportation des moutons et des vaches - qu'ils ne l'étaient vers 1920, par,la voie ferrée Mouthoumet-Lézignan.

tramway

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

 

Ce blog est la suite récente des
Saissac d'Antan !

Ceux ci sont toujours accessibles sur
http://saissac.e-monsite.com/
ou
http://saissacdantan2.e-monsite.com/

Afin de continuer ce devoir de mémoire,
Saissac d'Antan
recherche tout document papier ou photo
concernant la longue histoire de Saissac
et de ses habitants.

Ceux ci seront scannés et restitués aussitôt !
 

Contact au:
fantin.erick@Bbox.fr

×