Jeanne Lambert était une jeune fille, née au hameau de Saissac ; elle était aimée, parce qu’elle était sage ; admirée, parce qu’elle était belle.
Cette beauté devait la perdre. Souvent elle avait passé de longues heures à regarder dans l’eau d’un ruisseau sa figure blanche et noble
comme celle d’une châtelaine ; souvent elle avait admiré la petitesse et la forme exquise de ses pieds et de ses mains, la finesse et l’élégance de sa taille.
Alors elle soupirait de n’être vêtue que de simple camelot de laine, tandis que l’or et les pierreries ruisselaient
sur les robes de brocard de la vieille dame de Saissac, lorsque, suivie de ses pages et de ses varlets, elle venait à l’église s’agenouiller sur un somptueux coussin de velours.
Pauvre Jeanne ! elle ignorait que lorsque le cœur de la femme s’ouvre à la vanité,
son ennemi le serpent veille et rôde autour d’elle...
Un jour, elle avait vu dans l’église du village le châtelain de Saissac, entouré de pages et de varlets.
Elle n’avait pas prié ; de coupables désirs étaient entrés dans son coeur.
« Ah ! disait-elle, que me sert d’être belle pour garder des moutons ?
Ne serais-je pas plus heureuse d’être faite comme les autres paysannes ?
Oh ! je voudrais devenir laide, ou bien riche et noble... »
Comme elle parlait encore, un moine d’une haute stature se trouva debout devant elle dans sa petite chambre.
« Je viens exaucer ton désir : je puis te rendre laide ou riche à ton choix. »
Jeanne ne répondit pas ; la peur l’avait comme pétrifiée. « Prends cet anneau, ajouta le moine ;
tu n’as qu’à prononcer les paroles gravées autour, et ce que tu auras souhaité sera accompli. »
En disant ces mots, il disparut.
Cependant l’anneau était resté au doigt de Jeanne ; elle hésita long-temps à le garder.
D’abord, elle voulut le jeter loin d’elle ; mais elle était curieuse. Au don de cet anneau, le moine mystérieux n’avait attaché aucune condition ;
d’ailleurs, en le gardant, elle était forcée de s’en servir. Elle le garda.
Depuis huit jours que le fatal anneau est en son pouvoir, Jeanne n’est déjà plus la même.
Autrefois, ses compagnes l’aimaient, car elle était bonne, et savait se faire pardonner sa beauté ; maintenant, toutes l’accusent d’être devenue fière et hautaine, et toutes la fuient ; et pourtant elle ne s’est pas encore servie de son talisman. Mais elle est devenue rêveuse et distraite : quand on lui parle, elle n’entend pas et ne répond pas ; les plaisirs qu’elle aimait, elle les dédaigne aujourd’hui ; car elle sait qu’elle n’a qu’à vouloir pour jouir de tous les plaisirs de la terre ; elle ne voit pas même que ses compagnes la fuient. Son anneau occupe toutes ses pensées ; elle brûle d’essayer sa puissance ; mais une voix secrète la retient encore, et lui dit qu’elle fera mal. Elle lutte contre ses désirs ; mais chaque jour elle est fascinée davantage par le mystérieux pouvoir de l’anneau.
Un soir, retirée dans sa petite chambre, assise sur un escabeau, elle considérait ce funeste présent et songeait. Tout à coup ses cheveux se déroulèrent comme dénoués par une main invisible ; ils inondèrent son cou de leurs flots de soie. « Comme mes cheveux sont beaux ! s’écria-t-elle involontairement. » Puis elle dit tout bas : « Si je voulais, je pourrais me couronner d’un chaperon de velours surmonté d’une couronne de comtesse. Oh ! que je serais belle, et que je voudrais me voir ainsi ! »
Et machinalement elle lut les toutes-puissantes paroles de l’anneau. Aussitôt la chambre fut éclairée d’une vive lumière, et Jeanne se trouva assise devant un miroir curieusement ciselé. Ses beaux cheveux s’échappaient d’un chaperon de velours ; une robe, brodée de perles et bordée de menu-vair, dessinait les gracieux contours de sa taille. Et une voix lui disait : « Jeanne, tu es aussi belle qu’une reine, et tu es plus pauvre qu’une paysanne. Il est beau d’être servie sous un dais par des pages blasonnés ; il est beau d’être, dans un tournoi, saluée reine de beauté. Vois comme ces parures vont bien à ta figure, comme ces riches atours semblent faits pour toi ; demande, et tout cela t’appartiendra. »
Puis il lui sembla qu’un lourd sommeil s’appesantissait sur ses yeux. La voix devint de plus en plus faible ; enfin elle cessa tout à fait. Le lendemain, la jeune fille se réveilla toute brisée ; il ne lui restait qu’un souvenir confus de toutes ces magnificences et un désir cuisant de les acquérir. Quinze jours après , dans la chapelle du château de Saissac, un vieux chapelain bénissait le mariage du jeune comte de Saissac et de la belle Jeanne. La voilà donc comtesse ; la voilà riche et parée, cachant sous un antique blason et sa naissance obscure et les humbles travaux de son enfance. Mais le bonheur ne l’a pas suivie en cette haute fortune.
Gauthier de Saissac aime Jeanne avec passion ; mais qu’importe à Jeanne d’être aimée : l’ambition n’a pas laissé dans son cœur de place pour l’amour. Ce qu’elle veut maintenant, ce n’est plus un bel habit pour rehausser sa figure ; c’est la puissance d’une châtelaine, l’obéissance de nombreux vassaux, l’admiration de hauts et puissants seigneurs. Elle est bien comtesse de Saissac, mais ce n’est qu’un titre ; au vieux sire de Saissac appartient le commandement. Cette pensée devint son idée fixe, et elle n’était pas femme à s’arrêter devant un désir qu’il dépendait d’elle de satisfaire. Quel moyen employa-t-elle pour anéantir une puissance qui lui faisait ombrage ? Usa-t-elle du pouvoir de l’anneau ? Nul ne le sait.
Six mois s’étaient écoulés. Dans la grande cour du château, quatre cents hommes d’armes étaient réunis. A la mine hardie des soldats , à leur joie mal comprimée par la discipline, il était aisé de voir qu’ils allaient tenter quelque aventureuse expédition ; enfin leur chef parut : il était couvert d’une riche armure damasquinée en or, et tenait à la main une masse d’armes ; son casque était ombragé de plumes aux couleurs de Saissac ; la visière en était levée ; il laissait voir le visage de Jeanne. A la douce physionomie de la jeune bergère avait succédé un air sévère et hautain ; elle s’élança légèrement sur son palefroi, se tourna du côté du château, fit de la main un signe d’adieu à Gauthier de Saissac, qui parut pâle et souffrant à un balcon, et partit au galop.
Ce n’était là que le prélude de ses courses guerrières. Gauthier ne tarda pas à s’éteindre dans une maladie de langueur. Jeanne devint souveraine maîtresse de la châtellenie. Pour en arriver là, elle avait prononcé plus d’une fois les paroles magiques de l’anneau ; mais le succès n’avait pas assouvi sa dévorante ambition. Assise seule et toute-puissante sur son fauteuil seigneurial, la fière comtesse jeta d’avides regards autour d’elle, des regards d’aigle qui cherche sa proie. La première victime qu’elle choisit fut le sire de Montolieu, son voisin ; elle entama une discussion de limites, et envoya sommer le baron de Montolieu de venir lui rendre hommage comme à sa suzeraine.
« Dites à la comtesse de Saissac, répondit le baron, qu’en la terre de France la quenouille ne doit jamais se heurter contre l’épée. » En entendant cette réponse, l’orgueilleuse châtelaine répondit : « C’est bien ; la quenouille de Jeanne de Saissac est plus lourde que l’épée du sire de Montolieu. » Et, en effet, elle arma ses vassaux, et au lieu d’une masse d’armes elle prit pour elle-même une quenouille de fer. Le pouvoir de l’anneau ne laisse aucun doute sur l’issue du combat. Le chevalier fut vaincu ; terrassé par l’arme redoutable de Jeanne, il put encore entendre les paroles railleuses qu’elle lui adressa en lui assénant un dernier coup de sa terrible quenouille.
Cependant, au milieu des agitations de cette vie de sang et de combats, le cœur de Jeanne s’était endurci ; elle devint injuste, farouche, cruelle, impitoyable. Ses conquêtes la rendirent puissante, sa bravoure célèbre ; mais le bonheur s’obstina à la fuir. Elle était haïe comme sont haïs les tyrans ; ses gens d’armes seuls l’aimèrent pour sa rudesse et son courage, qui la rapprochaient d’eux.
Un soir, comme à son ordinaire, elle était assise sous la vaste et gothique cheminée de la grande salle du manoir ; la nuit était noire, et la lampe appendue à la voûte jetait autour d’elle une incertaine lueur. La châtelaine était triste et grave, mais son cœur était inaccessible à la crainte. Tout à coup le vent redouble de fureur, les armures rendent un son lugubre, la tempête semble vouloir anéantir les vieilles murailles du château. A la lueur d’un éclair, Jeanne aperçoit une ombre immense se dresser devant elle ; elle reconnaît le moine.
« Qui es-tu ? », s’écrie Jeanne en saisissant sa fidèle quenouille. « Laisse cette arme inutile contre moi », lui dit le terrible spectre. Et aussitôt la masse d’armes tombe brisée à ses pieds. « Tu ne me reconnais pas, ajouta-t-il. Je viens chercher l’anneau que je t’ai donné il y a vingt ans ; il t’a assez servi, j’espère. » Jeanne, épouvantée, voulut arracher l’anneau de son doigt ; elle ne put y réussir. « Oh ! pas ainsi, dit le moine ; cet anneau est le premier de la chaîne qui te lie à moi. »
Jeanne voulut essayer de lutter. « Quel pacte me lie à toi ? s’écria-t-elle ; t’ai-je rien promis en retour de l’anneau ? – Non, certes, dit le moine ; je ne t’aurais pas proposé un marché que tu aurais repoussé ; humble et simple bergère que tu étais alors, je savais quel usage tu ferais de la puissance, et je te l’ai donnée. Tu n’es point à moi pour l’anneau ; tu es à moi parce que tu es parricide, parce que tu as sucé le sang de tes vassaux, parce que tu as versé celui de tes voisins. Tu m’appartiens par tes crimes ; je viens te réclamer. »
En disant ces mots, il posa sa main brûlante sur l’épaule de Jeanne, puis il la saisit dans ses bras, et prenant son élan, il repoussa du pied le manoir, qui s’écroula sous ce puissant effort. On dit dans le pays que le château n’a pu être reconstruit, et lorsque, par une sombre nuit de novembre, on entend le vent gémir en s’engouffrant dans les ruines du manoir, les vieillards disent à leurs petits-enfants effrayés : « Prenez garde ! c’est la châtelaine qui file sa quenouille ! »
D’après « Légendes et traditions populaires de la France »